samedi 23 juillet 2016

Méthode


不二法門
La seule et unique voie

"- Savez-vous, dis-je, ce que je devrai étudier?
- Mais... vous-même, répondit-il en souriant, qui a jamais étudié autre chose?".*




Avant qu’elles ne deviennent obsolètes, les anciennes pratiques martiales étaient une formation pouvant mener vers une belle carrière. Argent, renommée, gloire étant depuis toujours la principale motivation pour la plupart des gens, ces pratiques étaient très prisées et il était parfois difficile d’être accepté dans une école.
Jusqu’à assez récemment, il était d’usage de faire la queue pour essayer d’avoir un maître, offrant des cadeaux sans aucune garantie d’être admis comme élève. On disait que pour devenir un disciple, il fallait être doué, assidu, et aimé par le maître. De nos jours, évidemment, c’est pratiquement l’inverse. Et Wong Kar Wai dans son film « the Grandmasters » a assez bien saisi ce changement avec l’un des principaux personnages qui passe du statut de personne en vue dans l’équivalent du meilleur club de la ville à celui de simple professeur dans l’équivalent d’une rue de banlieue où les concurrents ne manquent pas. Et cela, évidemment, a eu une profonde influence sur la façon dont les arts martiaux sont enseignés. Là où les élèves devaient être totalement dévoués, ils doivent, de nos jours, être encouragés à chaque étape.
Devoir enseigner à quelques privilégiés sélectionnés pour leur talent ou à quiconque souhaite apprendre sont deux choses très différentes qui ne peuvent pas être faites de la même façon. Ce qui doit être fait pour être capable de chanter une chanson dans un karaoké et ce qui devait être enduré pour devenir un castrat ne sont pas du tout la même chose. L’évolution des pratiques anciennes vers un produit de loisir pour les masses, influencé par les théories des sciences modernes, a profondément affecté et changé les méthodes d’enseignement. Les anciennes pratiques étaient changements, tendances et personnalisation, avec une grande part, si ce n’est la totalité, pour la découverte par soi-même. Elles étaient tout sauf un produit de masse suivant une méthode précise destinée à être appliqué avec succès aux plus grand nombre, mais un ensemble de règles générales dessinant une tendance à ajuster selon chaque cas spécifique. C’est pour cela, par exemple, que la bonne pharmacopée chinoise ne pourra jamais remplir les conditions de la médecine moderne. Elle n’a jamais été destinée à la production d’une formule médicamenteuse précise fonctionnant pour presque tout le monde. A la base, c’était un outil pour établir une formule avec quelques ingrédients communs selon la maladie, mais en en ajoutant d’autres selon le patient. L’idée principale dans les anciennes méthodes était que le professeur était un guide dirigeant l’élève à travers ses propres découvertes. Mis à part un ensemble de règles strictes concernant les les risques et périls encourus, et celles de la méthode, le reste dépendait de l’élève et de son intelligence, si ce n’est de son génie, et d’un travail ardu. L’élève devait s’approprier ce qui lui était enseigné, certaines écoles parlant de « voler les techniques ». C’est pourquoi il semble intéressant de comparer les différentes façons d’enseigner.

Explications Pas à Pas ou Découverte par Soi-Même
Cet extrait des Entretiens de Confucius résume très bien le genre de passion, de dévouement et d’intelligence qui était attendu des élèves dans les anciens temps : "Je lève un coin du voile, si l'étudiant ne revient pas en ayant levé les trois autres, je ne me répète pas."** Ceci est, bien sûr, très loin de l’entraînement en loisir actuel, où un étudiant doit se faire expliquer encore et encore chaque coin du voile, un par un. La sélection était dure à l’époque, et les élèves qui ne s’entraînaient que le strict minimum étaient sûrs de se retrouver à la traîne. De plus, un étudiant ne devait pas seulement copier exactement ce qui lui était enseigné, mais il devait apporter des modifications selon sa recherche du moment, essayer de voir plus loin. Le professeur lui disait, alors, s’il allait dans la bonne ou la mauvaise direction. De nos jours, quand un élève quitte son professeur, il peut soudainement ressentir que sa soudaine indépendance débouche sur des progrès importants. Cela est dû est au fait que, seul, il n’a pas d’autre choix que de penser par lui-même. Autrefois, on exigeait de l’élève, pratiquement dès le début, d’en faire autant.

Copier ou Imiter
Il existe une expression dans les Arts Martiaux Chinois souvent utilisée quand on imite des animaux, mais qui, en fait, peut être appliquée dans tous les cas : "象形取意", « imiter une forme afin d’en obtenir son essence ». De nos jours, la formation de masse s’appuie souvent, au sein d’une école, sur la stricte copie de techniques et d'enchaînements, les livres, vidéos, et les examens au sein d’organisations reconnues standardisant tout. Les anciens concédaient que chacun est unique et ne peut être entraîné exactement de la même façon, qu’un grand corps robuste se déplace très différemment d’un petit maigre, qu'il est donc plus important pour l’élève de découvrir ce qui se cache derrière un mouvement que d’essayer simplement de reproduire à l'identique chacun de ses détails. L’une des méthodes étaient de vivre chez son maître. S’immerger dans le rythme de vie de son professeur, essayer de l’imiter pleinement, être capable de finir ses phrases… était l’une des façons les plus rapides d’étudier.

Règles Strictes et Liberté Totale ou Tendances et Opportunisme
Le changement et le chaos étant au cœur des études, les anciens croyaient que l’on pouvait indiquer une tendance, vers le mieux ou le moins bien, mais certainement pas classer simplement les choses en correctes ou mauvaises. Il était plus question d’être dans un cercle vertueux ou vicieux. C’est pourquoi on pouvait être dans le vrai mais pourtant aggraver la situation car se trouvant au sein d'un cercle vicieux. En effet, les principes déterminant la vertu ou le vice de la tendance surpassaient les bénéfices supposés d’un exercice précis. Un exemple très simple concernant la vie quotidienne peut être donné : il est bon de s’exercer tous les jours, mais il est mauvais de s’exercer quand on est fiévreux. Donc, la santé et la fièvre déterminent la tendance tandis que le fait de s’exercer n’est en lui-même ni bon, ni mauvais. De nos jours, aux deux extrêmes, on trouve des écoles avec des règles très strictes pour déterminer ce qui est bon ou mauvais, de façon presque religieuse, tandis que d'autres, souvent en réaction, professent une totale liberté, et souvent aussi très religieusement. En d’autres mots, on a la plupart du temps le choix entre devoir copier exactement chaque détail ou faire comme on le sent.
Dans les anciennes pratiques, c’était une question de tendance, dans la bonne ou la mauvaise direction. Cette méthode apportait de la souplesse, impliquant souvent une hiérarchie entre ce qui était plus important, plus difficile à changer, et ce qui venait en second lieu, plus facilement modifiable. Mais cette souplesse, comme tout ce qui est flexible, était limitée, on ne pouvait pas tout faire, tout changement devant être justifié, ce n’était certainement pas selon le ressenti de chacun. Par exemple, beaucoup de pratiques considéraient que les alignements sous la taille et au niveau de la tête, régissant l’équilibre, ne pouvaient être changées qu'avec une extrême précaution tandis que le reste du corps importait moins. En d’autres mots, là où on mettait ses pieds, et la position des deux extrémités de la colonne vertébrale étaient un sujet crucial alors que l’angle pris par son arme était secondaire en ce qui concernait l’utilisation du corps. Ni des règles absolues, ni une liberté totale, une formation très exigeante parce qu’il fallait justifier en long et en large les raisons d'un entraînement. En conséquence « c’est correct, c’est mauvais ou c’est comme je le sens » auraient été très insuffisants.
En raison du changement, une règle dépassait toutes les autres : l’opportunisme était la règle ultime à suivre. C’était parfois simplement faire la bonne chose au bon moment, ce qui supposait une compréhension allant au-delà de l’application aveugle des règles ou de faire ce qui venait à l’esprit. En conséquent, certaines écoles allaient même jusqu’au point où elles considéraient que l’on n’avait pas à faire attention à ce que faisait l’adversaire, mais juste faire ce que l'on avait à faire.

Ressenti et Sensation ou Effet Visible
La perception peut être trompeuse du fait des sensations et du ressenti. La température ressentie et la température réelle sont souvent deux choses différentes. Les artistes martiaux faisaient moins attention à « l'impression de mourir »  qu’au fait d’être réellement tués. C’est pourquoi, 真[1], vrai, véritable, était au centre de leurs pratiques et qu’ils étaient très prudents en ce qui concernait leur ressenti et leurs sensations. Pour cela, chaque pratique, et spécialement les pratiques internes, s’attachaient à baser le succès de leurs entraînements sur des changements visibles du corps. D'où la tendreté des muscles, la plénitude ou même la rondeur des os, la clarté de l’iris, le fait d’avoir un estomac plat, la présence ou l’absence de sueur, les différents types de sueurs, la résistance au froid ou à la chaleur, les bruits faits par les articulations… Par exemple, on pouvait se sentir bien, en parfaite forme, mais savoir par des signes visibles sur son corps qu’en fait le repos était absolument nécessaire. Évidemment, en tant que loisir, se sentir bien est souvent plus important que l'être vraiment.

Règles Précises ou Énigmes
Il y a beaucoup d’expressions dans les arts martiaux, semblant souvent fixer un ensemble de règles. Quand on enseigne dans le cadre des loisirs à de nombreux élèves, elles sont très utiles. Mais, autrefois, quand les élèves étaient moins nombreux et soigneusement sélectionnés, chacun d’entre eux était un projet spécial. Le but étant de leur faire obtenir les clés leur permettant de comprendre par eux-mêmes, il faisait en fait de ces expressions, comme pour beaucoup d’autres apprentissages en ces temps, des énigmes. Par exemple, le célèbre "沉肩墜肘", « abaisser les épaules et laisser tomber les coudes », est religieusement pratiqué, les élèves se concentrant sur l’alignement précis à faire prendre à ces deux articulations. Cependant, c’était en réalité une énigme au sein de laquelle on devait trouver ce qui pouvait amener les épaules à s’abaisser et les coudes à tomber sans avoir à, justement, se concentrer sur ceux-ci. Dit autrement, abaisser les épaules et laisser tomber les coudes est le résultat de quelque chose, pas quelque chose à faire. Enfin, si l'on utilise la méthode des énigmes bien évidemment.

Contradiction ou Oxymore
Pour permettre à un élève de découvrir par lui-même, un professeur faisait deux déclarations en apparente totale contradiction, laissant l’élève trouver une façon de les concilier. Une fois encore, il est très difficile d’utiliser la méthode des paradoxes pour enseigner un loisir à des masses, toute contradiction étant trop perturbante pour des personnes habituées à des règles précises et à la notion de correct ou faux.

Répétition à l’Identique et Principes Figés ou Évolution
L’entraînement transformant le corps du pratiquant, on considérait que l’étudiant devait changer conséquemment sa façon de s’entraîner. Il n’était jamais question de répéter encore et encore le même mouvement pour atteindre une perfection impossible, mais de changer celui-ci en fonction des nouvelles capacités offertes par l’entraînement. Nouvelles capacités, nouveaux principes aussi. Évidemment, l’entraînement de nos jours n’étant jamais proche de ce qu’il était avant, il s’agit plus maintenant de s’habituer à un mouvement que de transformer son corps dans le but d’obtenir une nouvelle capacité. Un exemple classique de cet ancien entraînement était d’aller de la rectitude vers la rondeur. De ce fait, 挺[2] avait une double signification dans certaines écoles, signifiant se redresser (physiquement) pour un débutant qui devait s’entraîner avec des bras aussi droits que possible, mais voulant dire bomber une fois que l’élève avait atteint assez de souplesse des fascias et avait la capacité de verrouiller certaines parties du corps comme la poitrine, les bras décrivant alors naturellement un cercle.

Fan et Ami, ou Professeur et Père
Dans un monde de loisir, on peut trouver de tout, et les gens peuvent rechercher un simple professeur, un ami professeur, un coach, voire même un grand sage à respecter, admirer et idolâtrer. Des fan clubs jusqu’aux amis partageant une même passion, on peut trouver tous les types de relations entre le consommateur et le produit. Mais avant, l’enseignement des arts martiaux traditionnels étant orienté professionnellement, c’était principalement une histoire d’efficacité. Et s’il est évident qu’il existait une influence confucéenne dans la façon dont les anciens voyaient les choses, l’efficacité restait le but principal. Il est nécessaire de comprendre que le terme 師父[3], professeur/père, n’impliquait pas seulement une simple relation de professeur à élève, mais un système clanique où le professeur était le chef de clan et le père de ses élèves. Cela venait d'une relation prédestinée que les chinois appellent « Yuan Fen » 緣份[4], des gens réunis par le destin, la famille que l'on ne choisit pas, contrairement à ses amis. Un lien, donc, différent et plus fort, allant bien au-delà d'aimer bien ou pas quelqu'un. Ces liens plus forts signifiaient, dans ce cas particulier, de créer un attachement particulier où la dévotion du disciple et l’amour du maître leur feront faire un effort supplémentaire, le père ne voulant rien d’autre que le meilleur pour ses enfants, qui, eux-mêmes, essaieront de le rendre fier le plus possible. Et il est certain qu’une pratique de loisir n’atteindra jamais ni ce type de relation, ni l’efficacité qu'elle apporte. De nos jours, d’un bout à l’autre du spectre possible, vous avez les fan clubs, et les détracteurs. Vous pouvez les reconnaître facilement, les fan clubs sont toujours en train de s’entraîner dans l’ombre de leur maître, considérant qu’ils n’atteindront jamais son niveau divin de pratique, 神拳[5], une façon très populaire de nommer un bon artiste martial. Pour ne pas avoir l’air trop endoctrinés, ils attribuent tout de même à leur maître une ou deux imperfections, comme avoir un mauvais caractère, mais ne relèveront jamais aucune lacune en ce qui concerne son niveau technique. Les détracteurs sont habituellement des fans déçus de ne pas avoir atteint ce qu’ils attendaient, souvent se comportant totalement à l’inverse des fan clubs. De l’autre côté du spectre, on a ceux qui rejettent totalement ce type de relation de soumission apparente, voulant être traités d’égal à égal, si ce n’est comme des amis. Ils ont une relation beaucoup moins passionnée mais, après tout, peut-être plus adaptée et saine dans la mesure où les arts martiaux sont devenus une activité de loisir.

Régulier et 24h sur 24, 7 jours sur 7
La différence est bien connue. Un bon entraînement était, dans les anciens temps, pas uniquement pendant les heures officielles de transpiration, mais à n’importe quel moment de la journée. En conséquent, manger dans la position du cheval, toujours s’asseoir dans la posture du lotus, dormir sur une corde… Beaucoup d’écoles utilisaient la voie monastique dans le but de faire de l’entraînement la seule chose autour de laquelle tournait la vie de l’élève. Évidemment, cela signifiait qu’ils étaient à la fois doués et passionnés. Cette vie leur apportait en réalité du bonheur et du plaisir, spécialement en des temps où il y avait très peu d’autres amusements. Et la différence de résultats est évidente. Prenez quelqu’un qui va en cours dans le but d’apprendre à aligner correctement son bas du dos, mais qui, une fois que le cours est terminé, va marcher et s’asseoir de façon non alignée parce qu’il est trop occupé pour penser encore et encore chaque minute du jour à corriger sa posture. Quel genre de posture pensez-vous que son dos va prendre dans une situation stressante, celle à laquelle il s’entraîne au mieux quelques heures par jour, ou celle qu’il prend le reste de la journée, en marchant, en s’asseyant et en dormant ? Les anciens entraînements ne connaissaient pas ce genre de problème, les gens avaient juste à tenir la posture correcte toute la journée, ou au moins à y penser jusqu’à ce que cela devienne naturel. Leur vie était l’entraînement, l’entraînement était leur vie.

Sans Fin pour Tous ou Formation Élitiste
Dans un monde de loisir, il semble que celui qui entre dans une école va y rester pratiquement éternellement. Et, en voyant le peu de temps et d'efforts dépensés dans l’entraînement en comparaison, cela semble assez logique. Mais comme toute étude ou formation militaire, les arts martiaux n’étaient pas un apprentissage sans fin, ou alors seulement pour ceux, très peu nombreux, qui voulaient y consacrer leur vie en tant que chercheurs. D’une formation rapide de quelques semaines à quelques mois jusqu’à une formation longue, il y avait de nombreux choix proposés dans ce domaine. Pour les écoles d’élite, il y avait souvent trois niveaux de maîtrise : basique, autour de trois ans, intermédiaire, autour de 5 ans, et avancé, autour de 10 小成, 中成, 大成***. Ces études étaient très élitistes, les élèves réussissaient ou étaient laissés au niveau qu’ils étaient capables d’atteindre, le professeur arrêtant de leur enseigner s’il décidait qu’ils ne pouvaient aller plus loin. Et les élèves étaient souvent testés dans leur motivation. Une légende classique est la sélection de l’élite de Shaolin : les élèves devaient porter des seaux d’eau en haut d’escaliers. Ces seaux avaient un espace dissimulé dans le bas où des poids pouvaient être ajoutés sans que le porteur n’en sache rien. Ceux qui réduisaient leur rythme parce qu’ils sentaient que la charge était plus lourde n’allaient pas plus loin que la formation basique. Ceux qui pensaient qu’ils devaient être fatigués, parce que la même charge semblait plus lourde, mais faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour maintenir leur rythme, étaient finalement choisis pour l’entraînement d’élite.




Il s’agit, en premier lieu, de la méthode. C’est ce qui conduit la voie. C’est ce qui fait qu’il est intéressant, pour ceux qui souhaitent découvrir les anciennes pratiques, d’essayer de comprendre comment elles étaient enseignées, et pourquoi de cette façon.




[1] zhēn
[2] tǐng
[3] Shifu
[4] yuán fèn
[5] Shén quan, littéralement, « dieu de la boxe»

*L'Entrée en Bouddhisme, Bruno Bayle de Jessé, Guy Trédaniel Édition
** "舉一隅不以三隅反,則不復也", 論語, 述而 8.
*** Il y a en réalité un niveau de plus pour l'étude de la voie, 道.


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